Interview de RM pour El País de mars 2023
Traduit de l’anglais (El País du 15 mars 2023) par #Nabi
RM, le leader du groupe de K-pop BTS : "Nous travaillons si dur en Corée parce qu'il y a 70 ans, il n'y avait rien"
Alors qu’il fait la promotion de son premier album solo, le rappeur sud-coréen réfléchit au prix du succès, à l’histoire de son pays et à sa collection d’art
Kim Namjoon, 28 ans, semble sincèrement surpris qu’un groupe de fans l’ait reconnu il y a quelques jours dans les rues de Bilbao, en Espagne. “On aime penser que peut-être dans les petites villes, à l’autre bout du monde, on pourrait passer inaperçu…”, déclare le rappeur né à Séoul connu sous le nom de RM. Il est plus connu comme étant le leader de BTS, le boys band de K-pop qui a battu, en 10 années frénétiques, tous les records de l’industrie mondiale de la musique, Bilbao compris.
L’été dernier, les sept membres du groupe ont annoncé une pause temporaire en tant que groupe pour développer des projets en solo et faire leur service militaire obligatoire en Corée. Leurs fans (appelés ARMYs), au nombre de 72 millions rien que sur Instagram, attendent avec impatience la réunion du groupe, prévue pour 2025. RM confirme qu’il l’attend avec impatience également.
Il est en Espagne pour promouvoir son album Indigo, sorti en décembre, et visiter le Guggenheim, le Thyssen, le Prado, la fondation Picasso à Barcelone… “J’ai vu des tonnes de Goya et j’ai été frappé par El Greco, mais je suis bloqué sur Las Meninas”, explique le rappeur. Le premier morceau de l’album du collectionneur d’art amateur s’appelle Yun, ainsi nommé en l’honneur du peintre abstrait Yun Hyongkeun. “On l’appelle le Rothko asiatique, mais c’est sa vie qui m’intéresse : il a vécu l’invasion japonaise, la guerre, il a été torturé par le gouvernement, mais il n’a jamais cédé. Dans son travail, je vois de la colère, de la tristesse, de la complexité, de la beauté…”.
Votre chanson commence sur les lignes "J'emmerde celui qui crée les tendances / J’vais retourner dans le temps / Retourner dans le temps, loin quand j'avais neuf ans / Cette époque où les choses étaient soit ‘bonnes’ soit ‘mauvaises’ / Au contraire, je pense que j'étais plus humain à l'époque”. L'incroyable succès de la K-pop déshumanise-t-il l'artiste ?
RM : Vous débutez votre carrière très tôt et au sein d’un groupe. Il n’y a pas beaucoup de temps pour être un individu, mais c’est ce qui fait briller la K-pop : ce sont de très jeunes gens qui traversent des difficultés tous ensemble… Vous générez cette énergie que vous n’avez qu’à 20 ans. Vous vous battez jour et nuit pour parfaire la chorégraphie, les vidéos, la musique, et il y a une explosion, un Big Bang. Tout au long de notre vingtaine, nous avons investi toute notre énergie et notre temps dans BTS. Vous obtenez le succès, l’amour, l’influence, le pouvoir, et ensuite ? La racine de tout reste la musique… C’était quoi la question ?
Ce système est-il déshumanisant ?
RM : Mon agence n’aime pas la façon dont je réponds à cette question, parce que j’admets que c’est en partie le cas, et puis les journalistes lèvent les mains en l’air et disent : “c’est un système horrible ; ça détruit les jeunes !” Mais c’est en partie ce qui en fait une industrie si spéciale. Et le système s’améliore de plus en plus, en termes de contrats, d’argent, d’éducation ; maintenant il y a des enseignants, des conseillers, des psychologues…
Les maisons de disques coréennes, appelées agences de divertissement, forment leurs artistes pendant des années. Vous avez vécu avec vos membres de 16 à 19 ans avant de débuter dans BTS en 2013. Qu'ont dit vos parents ?
RM : Ma mère a passé deux ans à me dire “Retourne à l’école, tu étais si doué pour ça, suis ta propre voie, va à l’université, fais de la musique un passe-temps !”… Mais il n’y avait pas de retour en arrière.
Quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise pendant votre formation ?
RM : Oh, je dirais danser parce que je ne savais pas danser avant.
Et quelles sont les choses à côté desquelles vous êtes passé à cause de cela ?
RM : Je voulais vraiment aller à l’université pour, vous savez, la vie étudiante.
Le culte de la jeunesse, de la perfection, du dépassement dans la K-pop… S'agit-il de caractéristiques culturelles coréennes ?
RM : En Occident, les gens ne comprennent tout simplement pas. La Corée est un pays qui a été envahi, complètement rasé, déchiré en deux. Il y a à peine 70 ans, il n’y avait rien. Nous recevions de l’aide du FMI et de l’ONU. Mais maintenant, le monde entier a les yeux sur la Corée. Comment est-ce possible ? Comment est-ce arrivé ? Eh bien, parce que les gens font tellement d’efforts pour s’améliorer. Vous êtes en France ou au Royaume-Uni, des pays qui en colonisent d’autres depuis des siècles, et vous venez me dire : “Oh mon Dieu, vous vous mettez tellement de pression ; la vie en Corée est tellement stressante !” Hé bien oui. C’est comme ça que vous faites avancer les choses. Et ça fait partie de ce qui rend la K-pop si attrayante, même si, bien sûr, il y a un côté obscur. Tout ce qui arrive trop vite et trop intensément a des effets secondaires.
Quel est le plus gros préjugé à propos de la K-pop ?
RM : Que c’est préfabriqué.
Quelle aurait été votre carrière si vous l'aviez développée sur la scène musicale indépendante ou dans un autre pays ?
RM : Je pense souvent au multivers, et la leçon du docteur Strange est toujours la même : votre version de l’univers est la meilleure qui soit ; ne pensez pas aux autres [versions]. Il n’y a rien de mieux que d’être un membre de BTS.
Avez-vous imaginé cette version ?
RM : Pas du tout. Mon rêve n’était pas d’être une idole de K-pop. Je voulais être rappeur, et avant ça, poète.
Vous citez des rappeurs comme Nas et Eminem et des groupes comme Radiohead et Portishead comme influences, mais vous ne mentionnez jamais les boys bands.
RM : Les Beatles étaient aussi appelés un boys band… Je ne nous compare pas ; ils étaient les créateurs de tout. Mais je suppose que vous parlez de NSYNC ou de New Kids on the Block ; ce sont des groupes dont j’aimais bien la musique pop, même si je n’étais pas un super fan… Ce qui m’a attiré, c’est le rap : du rythme plus de la poésie.
Vous dites que vous devenez jaloux de ceux que vous admirez. Qui vous rend jaloux actuellement ?
RM : Kendrick Lamar, toujours. Et Pharrell Williams. Il fait partie de l’histoire vivante, j’aimerais être comme ça ; peut-être à l’avenir. C’est pour ça que je ne peins pas ; être jaloux de Picasso ou de Monet serait de trop.
Vous collectionnez l'art. Comment choisissez-vous les pièces ?
RM : Je ne collectionne que depuis quatre ans, et ça a changé. Je me concentre sur l’art coréen du XXe siècle. Mais je ne suis ni Getty ni Rockefeller…
Vous ne le faites pas pour investir.
RM : Je peux garantir à 100% que je ne le fais pas pour ça. Si je voulais investir, j’achèterais des artistes noirs, des femmes, des artistes indonésiens émergents… Mon objectif est d’ouvrir un petit espace d’exposition d’ici 10 ans environ car je pense que Séoul a besoin d’un lieu jeune qui soit aussi respectueux de l’héritage coréen, dans lequel j’aimerais aussi amener des artistes comme Roni Horn, Antony Gormley et Morandi.
Avez-vous toujours été un collectionneur ?
RM : J’ai collectionné des jouets, comme des figurines de Takashi Murakami, puis des vêtements vintage, puis des meubles, j’adore Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret [tous deux collaborateurs de Le Corbusier], mais mon préféré est George Nakashima.
Votre album contient des chansons de différents genres. Certains critiques décrivent ça comme une incohérence, et d'autres appellent ça polyvalence...
RM : Je pense que le mot « genre » va disparaître dans quelques décennies. R&B, Hyperpop, Jersey Club, Drill anglaise, Drill de Chicago, K-pop ! Ça ne veut rien dire. La musique est juste, vous savez, des empilements de fréquences sonores qui mettent les gens dans une certaine humeur.
En avez-vous marre de l'étiquette "K-Pop" ?
RM : Vous pouvez en avoir marre que Spotify nous appelle tous K-pop, mais ça marche. C’est une étiquette haut de gamme. C’est cette garantie de qualité pour laquelle nos grands-parents se sont battus.
Sur votre album figurent Anderson .Paak, Youjeen et l'inaccessible Erykah Badu. Comment l'avez-vous convaincu de collaborer ?
RM : Elle connaissait BTS parce que sa fille est une fan, mais ça ne suffisait pas. J’ai dû la persuader, je lui ai envoyé un message avec l’histoire de Yun, expliquant pourquoi j’avais besoin de sa sage voix de reine pour ces couplets.
Dans vos chansons, vous mélangez l'anglais et le coréen, parfois au milieu d'une phrase. Comment choisir l'un ou l'autre ?
RM : Les mots dans différentes langues ont des textures différentes ; ils ont le même message, mais avec un coup de pinceau différent. Ça me vient naturellement. Je ne joue pas d’instruments, je compose et crée des mélodies avec ma voix, qui est mon instrument, et la plupart de mes chansons commencent avec des paroles.
Vous êtes également passé par plusieurs identités. En tant que rappeur, adolescent, vous étiez Runch Randa ; au sein de BTS, vous étiez Rap Monster et maintenant vous êtes RM (pour Real Me [Vrai Moi]). Avez-vous pensé à utiliser votre vrai nom ?
RM : [rires] Nous avons tous un passé, nous l’appelons “histoire sombre” en Corée. Runch Randa était mon surnom dans un jeu vidéo de rôle, puis j’ai voulu être, vous savez, « un monstre du rap ! » Puis j’ai mûri… Je préfère que mon [vrai] nom soit connu du moins de monde possible. Je ne suis pas John Lennon ou Paul McCartney ; je peux m’enregistrer dans un hôtel et ils ne se soucient pas de moi, et j’aime ça.
La façon dont vous vous habillez a beaucoup changé aussi.
RM : Je suis passé par une phase où je portais des t-shirts XXL et des casquettes de baseball. Puis j’ai découvert les marques haut de gamme… En tant que Rap Monster, j’ai commencé à ne porter que du noir et blanc [il roule des yeux et hausse les épaules]. Maintenant, je suis dans l’intemporalité. Je suis au-dessus des tendances ; je recherche des jeans vintage, des t-shirts en coton, des choses naturelles, qui ne crient pas « hey, je suis là ! »
Vous étiez invité au défilé Bottega Veneta à Milan, et la rumeur dit que vous allez collaborer avec la marque.
RM : J’adorerais, même si j’ai perdu tout intérêt pour les marques, les semaines de la mode et le changement constant de Pantone… Bottega est différent ; ils n’utilisent pas de logos, ils ont une histoire avec le tissage et le cuir, ils n’ont même pas Instagram. Ils sont au-delà du buzz.
Est-ce difficile d'avoir une armée de fans ?
RM : Vous ne pouvez pas vous promener au milieu de nulle part sans être reconnu, et les standards auxquels vous êtes tenu sont lourds. Mais vous devez grandir et faire avec, ne pas vous apitoyer sur votre sort genre « oh, je veux juste être normal ! » Vous voyez, si vous voulez penser que la célébrité est une pierre, c’est une putain de pierre, mais si vous l’imaginez comme étant de l’amour, du pouvoir… Ça m’a donné ce que je cherchais : aussi vite que possible, j’ai eu l’influence et la liberté financière de faire la musique que je veux faire sans me soucier des classements… Je n’y suis pas à 100%, mais j’essaie de me concentrer sur le bruit à l’intérieur, pas sur le bruit à l’extérieur.
Comment abordez-vous votre entrée dans la trentaine ?
RM : Je n’ai jamais vécu une période aussi confuse. Pendant une décennie, j’ai été le leader de BTS, et c’était très stable et amusant ; les choses n’ont fait que s’améliorer. En 2023, beaucoup de choses ont changé, professionnellement et personnellement, même si je ne peux pas tout dire. Et alors que je suis sur le point d’avoir 30 ans, je m’aime plus que lorsque j’en avais 20. Maintenant, je vais passer un an et demi au service militaire, ce qui est très important dans la vie de tout Coréen. Et après ça, je suis sûr que je serai un être humain différent, un meilleur et plus sage, j’espère.